Jour 2 – Preah Khan, l’épée sacrée

06:08 : Départ de l’hôtel. Ce matin, j’en veux aux Russes…

Penché sur son guidon, Septké conduit son Tùk-Tùk vers le site d’Angkor comme un pilote de formule un. Sur le trajet, Sax et moi votons à son sujet et concluons qu’en dépit de sa gentillesse et vu son parcours et ses attitudes, bah le Septké, c’est un voyou ! Mais un voyou sympa… Nous le surprendrons un matin en train de rafler tous les pourboires de ses collègues à un jeu de cartes imbittable (ils nous a plumés aussi).

07:10 : Avant d’entamer le programme de la journée, nous souhaitons refaire un tour dans les galeries d’Angkor Vat. Notamment celle relatant des passages du Mahãbhãrãta – instants magiques où certains reliefs nous évoquent une énigme du premier tome.

08:00 : Construit par Jayavarman VII, qui bâtit également Angkor Vat et le Bayon, Preah Khan (épée sacrée) est un temple « à plat », qui tranche avec les précédents « temples montagnes ». Il n’en est pas moins impressionnant. Les différentes époques religieuses se reflètent dans ses fondations, éparses, qui s’entremêlent d’un bâtiment à un autre, mélangeant finalement les styles architecturaux sur plus de cinquante hectares.

Durant la construction d’Angkor Thom, c’est ici, à Preah Khan, qu’était le cœur de la cité. Sur certaines corniches, des géants de pierre gardent encore les lieux. Bien que cela soit impossible, nous tâchons de nous figurer les milliers d’habitations en bois, aujourd’hui disparues, qui entouraient ce temple à perte de vue et selon une rigueur architecturale magnifique. Tout ceci nous évoque l’organisation et les structures des cités incas et on se dit qu’on ne décrypte encore pas grand-chose du glorieux empire khmer…

A Preah Khan – comme dans d’autres temples – on reste pantois devant les murs décorées de millions de merveilleuses petites sculptures, les fresques aux détails millimétriques, parfois symétriques malgré des centaines de mètres d’écart, les colonnes ou les bas-reliefs… Passant de pièce en pièce, d’espaces en ruines à d’autres, sans comprendre la plupart du temps les fonctions de chacun. Comme nous n’avons pas de guide, je triche en laissant traîner mes oreilles, près des groupes de touristes. Leurs accompagnateurs connaissent aussi bien les différentes périodes culturelles et religieuses qui marquent les temples que la dramaturgie des récits gravés dans la roche. En revanche, pour ce qui est du quotidien, des traditions et de la manière de vivre… On repassera.

A force d’espionner le guide, j’apprends que la série de colonnes est une succession de « portes miroirs », que l’on pouvait « traverser » en passant par le centre de la pièce. Elles vous emmènent dans une autre partie du temple, effondrée elle aussi, et totalement ouverte sur la forêt. Même sur place, l’image – singulière – n’est vraiment pas simple à expliquer. Un saut dans le temps et un changement d’univers sur une dizaine de mètres ; un étrange passage entre deux mondes. Un pas. Le temps de sentir l’inexplicable et c’est cela, Angkor, je crois.

11:02 : On s’attarde…

En quittant l’épée sacrée, nous passons devant un immense baray (un bassin ; voir Jour 0) de trois kilomètre quatre, totalement vide au milieu duquel se trouve le Neak pean. C’est un tout petit temple bouddhique bâti par le même roi et qui représente l’univers khmer. Le mont Méru, au centre, est cerné par les quatre océans et distribue l’eau dans le grand bassin et dans des canaux de dérivations via quatre gargouilles : une tête d’éléphant au Nord, d’homme à l’Est, de lion au Sud et de cheval à l’Ouest. Le Neak pean alimentait en eau le Preah Khan et sa cité. Les habitants rendaient hommage au baray, qui était également réservé aux ablutions du roi. Si, dans ce temps là, la grandeur du souverain se mesurait à la taille de sa baignoire, Jayavarman VII était presque un dieu vivant.

11:34 : Angkor par trente-cinq degrés, ça crève. On s’est trouvé un petit boui-boui où casser la graine, pratiquement aux pieds du Mébon oriental. Les guinguettes sont souvent collées les unes aux autres, avec des serveuses qui vous hèlent au passage. On passe un bon moment, à tenter d’apprendre quelques mots en khmer avec la patronne, tandis que dans la cour, trois chiens dolents et quinze poussins se battent pour un bout de noix de coco. Tout le monde se marre.

12:47 : Le Mébon oriental est tourné vers l’Est, tandis que l’occidental regarde l’Ouest, logique. Il fut bâtit au Xe siècle sur une île artificielle, au cœur d’un vaste baray aujourd’hui asséché. Le réservoir était si grand que l’on croit accéder aux ruines d’un temple à part entière.

12:50 : Nous longeons l’allée principale, face au Mébon oriental, sous un soleil de plomb. Une volée de marches mène au premier niveau, dominé de part et d’autres par d’imposantes sculptures d’éléphants.

Arrivés au sommet, nous découvrons l’étang disparu, avec ses quatre longs pontons de pierres de chaque côtés et la jungle tout autour, qui a repris ses droits. A l’époque, les convives se présentaient en barque.

De là-haut, on constate que l’axe des temples ne doit rien au hasard. Au loin derrière les arbres, on remarque des symétries dans l’axe de certains temples ; les toits des tours s’enchaînent parfois dans des alignements parfaits. Comme il est à peu près certain qu’il existe encore plusieurs temples ensevelis dans la brousse, on n’a pas fini de cartographier le site. Quant à l’interpréter…

D’un vert saisissant, la brousse entoure le temple aux teintes orangées. Un contraste naturel éblouissant. Là haut, nous sommes seuls – un luxe. Le temps passe… on l’a oublié, médusés par la vue et cette immensité. Le mébon électrise, retient et apaise l’esprit. On se regarde. On a le sourire. On est heureux.

Jour 2 – Suite

Ce matin, nous avons erré dans le temple de Preah Khan et en début d’après-midi, nous nous avons fait une sieste digestive sur les toits du mébon oriental. Un délice.

Et la journée n’est pas terminée.

15:18 : Comme on cherche toujours le sens funéraire des temples d’Angkor, l’archéologie s’est longtemps penchée sur le Prè Rup. La question étant de savoir si, comme les pharaons, les rois du Cambodge construisaient ces temples afin d’en faire leurs dernières demeures – où seraient entreposées les cendres royales. Cependant, le terme « Prè Rup » évoque aussi bien le nom d’un parent du roi bâtisseur, que celui de Vishnu, déesse des cycles de la vie… Or le temple, lui, n’est dédié qu’à Shiva, et à une grosse pierre (de forme phallique) censée représenter l’énergie masculine du souverain. On s’y perd.

Prè Rup fut bâti en 961. Nous passons l’enceinte en latérite. Au loin, on ne distingue, pour une fois, aucun des milliards de trous criblant habituellement les tours ; une vieille méthode khmer pour consolider les briques. Non, Prè Rup est un temple de briques, toutes posées les unes sur les autres, avec un mortier de chaux. Ça s’écroule et ça s’éboule par endroit, mais dans l’ensemble, ça tient. On comprend pourquoi le monde entier s’extasie devant le site d’Angkor (classé au patrimoine mondial de l’Unesco en 1992) : après mille ans de conditions climatiques tropicales et malgré la végétation qui pousse jusque sur le sommet des tours, le lieu s’impose toujours à vous, défiant le temps, debout.

Ce temple m’apparaît comme l’un des plus beaux, avec sa base très sombre, contrastant avec ses terrasses orangées et ses cinq tours, plutôt claires. Un splendide dégradé de couleurs sur une surface ramassée. La montée est abrupte mais au sommet, le panorama vaut l’effort. C’est d’ailleurs l’un des « mont Méru » les plus prisés des vacanciers, pour admirer le coucher de soleil sur la cité engloutie… Nous n’en ferons pas partie.


Info pratique : Angkor est gratuit tous les jours et pour tous à partir de 5h du soir, justement pour offrir ces merveilleux couchers de soleil.

Nous repartons derrière Septkè, sous un ciel radieux quand subitement, une couche nuageuse le fait virer au plomb. On passe à vingt-quatre degrés en une poignée de minutes et celle-là, on ne l’avait pas vu venir. Hier soir, sur une petite brise à vingt-huit, nous nous étions moqués de Septkè lorsqu’il s’était arrêté pour enfiler sa doudoune. Maintenant qu’il recommence tandis qu’on grelotte, c’est lui qui se marre !

16:41 : Fin de journée. Essorés, nous approchons enfin de Banteay Kdei : l’un des temples d’où transpire encore l’histoire d’Angkor…

Nerveux, Septkè nous répète que nous devons impérativement le retrouver pour 17h30, car les portes du site ferment juste après le coucher du soleil. Nous aimerions le rassurer mais c’est vrai qu’on aime flâner entre les vieilles pierres…

Nous entrons dans la jungle, toujours aussi dense. La lumière baisse et les bruits d’animaux changent. La canopée recouvre tout sauf notre chemin, où jouent les enfants des familles d’artisans qui vendent leurs produits tout le long. Des mômes qui, dès qu’ils s’approchent d’un touriste, détectent immédiatement sa nationalité :

« Bonjour monsieur… Comment allez vous ? »

Nous sourions, d’autant plus impressionnés qu’ils enquillent sur un Espagnol, un couple de Japonais puis une famille d’Anglais, sans se gourer !

Et au bout du chemin, totalement dévoré par les fromagers qui prennent racines au plus profond de ses fondations : Banteay Kdei !

Ce temple-montagne fut construit en 1185, par Jayavarman VII, le grand bâtisseur d’Angkor, le roi guerrier, celui qui fit du bouddhisme mahãyãna une religion d’Etat et le dernier grand souverain de l’empire. A sa mort, des adorateurs de Shiva détruisirent plusieurs de ses constructions, dont Banteay Kdei. On suppose que le temple avait déjà été construit sur les fondations d’un autre. Et après la destruction, il fut rebâti au même endroit. Les shivaïtes firent probablement du Banteay Kdei un symbole, car à défaut de récits historiques, on retrouve les traces archéologiques de nombreuses reconstructions. Sans mortier, ce temple aurait dû s’effondrer depuis longtemps. Mais comme si l’âme des moines qui l’habitaient n’avait jamais quitté la citadelle, d’incroyables fromagers ont poussé un peu partout, autour mais aussi dedans, maintenant les murs contre leurs troncs, entre leurs branches et sur leurs racines. Un mélange de pierres et de sève, qui ressuscite un endroit magique, si ce n’est mystique.

De nos jours, les moines bouddhistes qui s’occupent du site d’Angkor retrouvent toujours des têtes de bouddha souriant et d’autres vestiges, enterrés sous les ruines de Banteay Kdei. L’un nous expliquera qu’à peine parviennent-ils à dégager une partie du temple pour la restaurer, qu’une autre aile se fait déjà envahir par un fromager. La végétation est partout, splendide et menaçante. Sur les murs, entre galeries et colonnes, peu de gravures et, de mémoire, pratiquement aucun bas-relief…

On se promène d’une salle à l’autre, prenant de plus en plus de plaisir à mesure que la lumière baisse et que le temple se vide. Nous y sommes bientôt seuls… Seuls avec les moustiques. Tout à coup, un bruit nous pétrifie. Comme un relent, ou un long râle grave, rendu par un iguane géant.

« Voire un alligator ! » corrige Sax, moqueur… En réalité, c’était un tokay, un gros lézard cambodgien plutôt sympa.

17:50 : Il fait presque nuit et Septkè va faire la tronche.

En quittant Banteay Kdei, nous prêtons attention aux murs d’enceintes caractéristiques des temples. La végétation empêche souvent de le remarquer au premier coup d’œil, mais ils sont tous ou presque cernés de douves. Parfois deux, trois ou quatre. Du point de vue religieux, les tours des temples-montagnes représentaient le mont Méru, d’accord. Mais du point de vue militaire, elles couvrent tous les angles morts… Dans la capitale khmer, elle-même fortifiée, chaque temple semble avoir été une sorte de cité-rempart.

18:00 : Septkè fait vraiment la gueule et pilote son engin façon « Schumi ». Nous, on pense qu’il a rendez-vous.

Dans le Tùk-Tùk, les temples s’enchaînent à l’envers jusqu’à la sortie du site. C’est pour nous un défilé de murs d’enceintes, pour la plupart effondrés mais tous parfaitement alignés. Les lignes droites des fondations, encore solides, nous sautent aux yeux. Pacifiques ou pas, shivaïtes et bouddhistes se sont massacrés à tours de rôles pour s’emparer de ces fortifications ! Sax pointe du doigt une ribambelle d’impacts de balles sur une ruine de remparts ; des tirs de kalachnikovs. On en trouve partout dans Angkor, même sur les sites les plus sacrés. Plus récemment, les Khmers Rouges se sont également battus ici, entre deux massacres de moines – l’intégralité de la population religieuse du pays disparut sous Pol-Pot…

18:28 : Sur la route menant à la guest house. Aucune idée de la température extérieure mais je peux vous dire que Septkè est à fond les ballons, poignée dans l’angle, et que derrière, ça caille sévère !

19:54 : Sax frappe à ma porte et passe la tête : « Un p’tit Pub Street » ?

20:31 : Les échoppes de marchés sont toutes les mêmes, mais on y flâne avec plaisir, malgré des jambes lourdes. Les gens sourient, veulent vendre autant que bavasser, danser ou rigoler. Partout, il y a des concerts, des karaokés. C’est un bruit ambiant permanent de village en fête. Le sourire omniprésent du Cambodge (et plus largement d’Asie) n’a pas le même sens qu’en occident. D’aucun le dirait hypocrite parce que de façade, mais il s’agit simplement de se présenter en paix, serein et non menaçant. Partout où nous mettons les pieds, il en résulte une formidable ambiance calme et apaisante. Ça ne veut donc pas dire que le type qui m’a souri il y a deux minutes n’est pas en train de se foutre de moi, avec ses trois copains et les quinze dollars que j’ai payés pour sa tocante chinoise. Evidemment, qu’il se fout de moi… Et après ?

21:12 : Je me suis fais couper les tifs par un coiffeur qui me prenait pour George Michael, et n’en démordait pas.

21:40 : On vous propose des massage tous les dix mètres, alors… On s’est fait masser. C’est la énième fois. On sort de là groggys, stones, relaxés, très zens…

22:00 : Rien à dire, les cantines de rues où le cuistot fait cuire sa barbaque dans un wok à quinze centimètres d’une grosse poubelle, c’est là que ça s’ passe !

23:18 : Exténués, nous tombons sur , ou c’est lui qui nous tombe dessus. On tangue tous les trois autant, donc on décide de s’ancrer dans un bar pour reprendre une bière, le temps que ça passe. Je m’endors sur le comptoir. Sax propose à Tù de piloter l’engin ou à moi, de choisir un autre Tùk-Tùk. C’est pas comme s’il n’y en avait pas cinquante, là juste devant le bar. Tù nous comprend, s’offusque et se lève d’un bond. La main sur la poitrine, il jure de nous rapatrier à bon port et, immédiatement après, nous redemande où on va…

Décollage !

23:49 : C’était rock and roll tant qu’il y avait du trafic, mais Tù s’est débrouillé comme un chef. Rendez-vous est pris pour demain soir.

23:50 : Tiens, ça pionce chez les Russes.