Jour 3 – Le Temple dans la jungle !

05:25 : Tout le monde sur le pont.

Beng Méaléa, le temple dans la jungle, se trouve à plus de quarante kilomètres de Siem Reap, la cité d’Angkor. C’est en Tùk-Tùk, que nous avons choisi d’y aller : deux heures trente à l’air libre, dans le frais. La poussière mais le vrai bonheur, à se manger des rizières et des paysages idylliques plein la vue. A pouvoir s’arrêter n’importe où, manger un coup ou reprendre du fioul, en regardant tout, en observant, admirant et s’émerveillant…

06:12 : Soudainement, nous sommes doublés par un chariot customisé comme un chopper et conduit par un enfant, les pieds nus posés sur le guidon qu’il ne peut atteindre avec ses mains. Le père, sereinement allongé derrière, nous sourit, tranquille.

06:38 : Scène surréaliste sur la route : deux papis, hilares sur leur mobylette, font la course avec Septkè, qui le prend pour lui et gagne.

07:03 : On passe devant un mariage local-local, couleur et son, organisé dans des tentes, à même la rue. La sono est à fond (nous l’entendions depuis cinq kilomètres). Des convives dorment sur leurs chaises. D’autres dansent toujours sur la piste, avec des grands-mères. Dans la rue, personne. A part trois ou quatre chiens errant, essayant désespérément de dormir depuis deux jours, les pattes pratiquement sur les oreilles. Nous recroiseront d’autres mariages : tous des marathons festifs et assourdissants qui, auparavant, duraient trois jours et deux nuits…

08:30 : C’est l’effervescence aux portes de Beng Méaléa – un bon kilomètre avant le temple. Une « délégation hindou » nous dit-on, doit venir aujourd’hui célébrer quelque chose dans le temple. C’est pas faute d’avoir essayé mais nous ne sommes jamais parvenus à comprendre quoi.

A l’origine, Beng Méaléa est bien un temple hindou, devenu bouddhique comme d’autres, à la fin de l’empire khmer. Il date de 1112 et, pour beaucoup ici, il aurait servi de premier modèle avant de bâtir Angkor Vat. Les locaux disent que Beng Méaléa possède l’âme d’Angkor. A défaut d’y croire, son état (presque) végétal en donne une perception très différente : l’omniprésence d’arbres à lianes, de fromagers qui s’engouffrent partout et déracinent les murs, la végétation et l’air moite, donnent un goût d’éternité.

09:00 : Billets en poches, nous poursuivons à pieds sur une piste de sable rectiligne, dont les perspectives fuient dans la jungle. On s’enfonce.

Au bout de l’allée, les premiers éboulements de la grande porte sud apparaissent. Immense ruine perdue et abandonnée dans la brousse, Beng Méaléa incarne à merveille l’image du temple oublié. Les fromagers semblent sur le point de soulever la pierre, tant ils s’y sont incrustés, écartant les briques au passage. Des lianes pendent d’arbres gigantesques, s’emmêlant jusqu’aux fondations du temple. La tour centrale – comme d’autres – est totalement effondrée. Pour l’approcher, il faut escalader. De là haut, on remarque les douves et les murs d’enceintes – ou ce qu’il en reste – qui encerclaient le temple, place forte d’un autre temps. Par contre, d’un toit en ruines à un autre, on croise aussi des araignées grosses comme le poing…

Un tracé guide les visiteurs autour et à l’intérieur du temple, en empruntant une sorte de passerelle. Mais dès que l’on veut vraiment voir les choses, il faut s’en écarter et grimper. D’autant que le ponton n’est pas large et que c’est vite la cohue.

Beng Méaléa impressionne par sa taille colossale et l’ambiance surnaturelle qui le caractérise, seul au milieu de la forêt. Comme il était haut, niché sur les restes de ses tours, nous mesurons son étendue mais aussi la profondeur de ses galeries, que l’on voit commencer à un endroit (entrée effondrée) et finir à l’autre bout (sortie effondrée). Une lumière verte intense réverbère sur chaque pierre le ton de la jungle.

10:28 : Descente d’une grappe de pierres. Ça a l’air stable, une suite de blocs de cent kilos chaque, effondrés les uns sur les autres depuis des siècles… Ça ne l’est pas ! Je manque de me ramasser – vraiment mal – mais je m’en sors à la dernière seconde. Nouvel appui et je repars vers la porte nord, elle aussi en sale état. En « varappe », je passe sur le toit et découvre en dessous, une pièce (une entrée) gigantesque. Les pierres ont chuté, condamnant tous les accès : cela fait des lustres que personne n’est descendu ici. J’aperçois quatre chauves-souris qui dorment dans un angle, la tête en bas. Je décide de faire demi-tour. La redescente sera sport…

10:52 : Je retrouve Sax en bas, qui erre, silencieux, dans les entrailles du temple. Il passe d’une galerie à une autre, enjambe les restes d’une porte et s’aventure au fond d’une cave au toit percé ; une ancienne piscine ou des thermes.

10:59 : Chaleur et fatigue accumulée commencent à se faire sentir ; nous cherchons la sortie. Comme nous avons traversé tout le temple dans le sens inverse de la visite, nous avons un mal fou à regagner la porte sud. Une fois trouvée, c’est pire !

L’entrée est bouchée par le groupe d’hindous « venu célébrer quelque chose »… On se fait bousculer par les Toges-blanches-avec-un-point-rouge-sur-le-front. Un homme nous prend à part et nous interdit de les toucher, de les approcher et de les filmer.

« Can I watch ? » demande Sax…

Le type se tire, retournant dans le groupe sans répondre. Nous voyons plus d’occidentaux – hippies sexagénaires – que d’hindous dans cette procession et leur leader ou gourou semble tout droit échappé d’Indiana Jones et le Temple maudit (le mec qui arrache le cœur des sacrifiés)… Sax et moi nous sommes regardés, intrigués. Et nous sommes finalement partis, laissant Beng Méaléa à ses dévots, à fond dans leurs prières et bousculant tout le monde sur leur passage.

11:05 : Sous un cagnard d’enfer, nous retournons lentement vers le Tùk-Tùk de Septkè. Nous contournons doucement l’enceinte de Beng Méaléa, une indescriptible sensation dans le ventre : comme si, entre ces jets de lumières vertes et à travers la jungle, une faune vieille de mille ans nous observait en secret…

11:11 : Nous marchons le long de l’allée. Il n’y a presque plus d’arbre et le soleil brûle. Nous sommes enturbannés dans nos foulards régulièrement mouillés. Le tout sous le regard amusé de quelques Khmers qui, eux, vont tête nue.

11:28 : Direction Roluos, un village à treize kilomètres de Siem Ream. Nous retournons donc sur nos pas. Sous un autre nom, Roluos aurait été la première capitale de l’empire. Ses temples seraient donc les premiers.

11:30 : En attendant, avec cette bonne odeur de cuisine partout où nous passons, on commence à avoir une faim de loup.

12:24 : On s’arrête dans une gargote de Roluos, alléchés par l’odeur. Quatre tables nappées de vinyles. Quinze chaises. Nous mangeons aux pieds du Preah Ko, au milieu de la forêt, avec Septkè. On bavasse avec la patronne, la cuisinière et son fils, toujours dans ses robes. Je ne me souviens plus de tous les sujets abordés mais je me rappelle que c’était mon quatrième loc-lak depuis mon arrivée au Cambodge : le meilleur !

 

Jour 3, suite :

Sortie de déjeuner à Roluos, première capitale de l’empire khmer, à treize kilomètres de Siem Reap :

13:49 : Le ventre gros et les jambes lourdes, nous nous attaquons au Preah Ko (le taureau sacré) : le premier temple de la première capitale de l’empire, consacré en 880. Le site est rectangulaire et non pas carré et il comprend six tours au lieu de quatre, toutes vouées aux précédents souverains. La pierre y est plus rouge que la terre. Autrefois, alors que le temple était encore peint et couvert de feuilles dorées, les tours brillaient et renvoyaient l’éclat de la forêt. Au-dessus d’une porte scellée (elles ornent souvent le pied des tours), un bas relief dévoile en son centre la tête d’un taureau. Sur un angle, un autre, couché, surveille et protège le temple. On fait cependant vite le tour, nous surprenant à sortir au bout d’une heure.

La fatigue, peut-être ?

14:57 : Le Bakong est le second temple de Roluos, pensé au IXe siècle comme le modèle des temples-montagne qui suivront. Pour y accéder, il faut passer un gigantesque baray (bassin) que seuls deux ponts enjambent. L’un sur l’axe ouest ; l’autre sur l’est. Le long de chaque côté du pont serpentent des nãgas de pierres, sortes de longs reptiles de la mythologie hindoue avec une gueule de dragon. L’allée centrale est très large et rouge ocre. J’ignore si c’est à cause de la lumière mais plus nous avançons vers la grande tour du Bakong et plus les nuances de rouges et d’orangés évoluent. A chaque palier de l’escalier qui mène à sa tour principale, deux énormes lions de pierre nous accueillent, torses bombés et crocs acérés.

Nous nous enfonçons dans un alignement de symétries parfaites entre les portes et les colonnes, évoquant les grands ensembles grecs. Parfois, une gerbe de hautes herbes jaillit d’un mur ou d’une sculpture, en bataille, brûlée par le soleil et pourtant toujours là, solidement accrochée. On distingue trois niveaux avec, à chaque coins des terrasses, d’imposants éléphants de pierres surveillant les angles.

15:08 : Plus nous évoluons dans ces ruines à ciel ouvert et plus nous avons l’impression d’arpenter les restes d’une civilisation fauchée en plein mouvement. Passés les deux lions du dernier niveau, nous sommes éblouis par les tours frappées de l’éclat du soleil, et de nouveau écrasés par l’immensité qui s’étend sous nos yeux. La lumière commence déjà à baisser sur la jungle, où l’orange se mélange au vert. Au loin, sur les petites routes empruntées par les Tùk-Tùk, nous devinons le ballet des vacanciers pressés de trouver la meilleure place sur le meilleur temple (dont le Bakong fait partie) afin d’admirer le coucher de soleil. La foule nous rejoint. Courage, fuyons !

16:01 : Nous avions prévu d’achever la journée par le Lolei, souvent désert à l’heure du crépuscule. Lolei signifie « antre d’Harihara » (une divinité hindoue fusionnant Shiva à Vishnu) et fut construit par le roi Yasovarman en 893 en mémoire de son père. Il formait une île artificielle sur un baray aujourd’hui asséché. Comme le temple est assez bas, la brousse semble tout recouvrir…

Aux pieds des cinq tours se trouvent de vraies et de fausses portes, aux linteaux décorés de fines sculptures et de longues plaques couvertes d’écritures. Comme dans d’autres temples (mais ici, c’est particulièrement évident), les portes sont sculptées en un même bloc de grès, tout comme leur encadrement, lui aussi d’un seul tenant.

16:59 : Comme un seul homme, les touristes qui foncent à Bakong ont brutalement déserté le site. Saisissant ! Le soleil commence à raser la forêt, caressant les peaux de ses derniers rayons. Nous nous retrouvons à nouveau seuls, au sommet d’un temple millénaire. Le pied ! On s’assoit sur le seuil d’une porte sculptée, le temps d’une cigarette, les mains posées sur la pierre encore brûlante et les yeux, sur l’horizon vert orangé où enfin, la vie s’apaise…

En quittant le temple, nous sommes bloqués par le passage d’une procession funéraire : le cercueil est placé sur une charrue, tractée par des bœufs et des proches endeuillés, vêtus de blancs, attelés à la carriole par un bandeau de tête qui leur enserre le front. D’autres la poussent, aidés par des badauds, des vendeurs ambulants et quelques enfants, tout en riant. Sur la charrette et autour du cercueil, sept ou huit moines chantent en canon.

17:32 : Le retour à Siem Reap (avec doudounes) est aussi doux que frais, dans une pénombre qui enveloppe lentement les paysages de rizières et où apparaissent quelques lueurs électriques…

Nous croisons d’autres inconnus en moto, scooteurs et Tùk-Tùk… La plupart du temps, de petites familles tiennent sur une selle : le papa qui pilote et la maman derrière, avec deux ou trois bambins de moins de dix ans entre eux, voire deux ou trois bébés de plus dans leurs bras… Comme à l’aller, les sourires et les rires surgissent aux hasards des regards qui se croisent.

20:00 : Sax est mort de faim et moi, de soif : direction Pub Street !

Sur le trajet, nous réalisons que :

1 – Nos jambes vont bientôt lâcher.
2 – L’estomac de Sax est sur le point de s’auto-digérer.
3 – Demain, nous quittons Siem Reap…

Nous arrivons dans la ville en fête, un peu maussades.

20:12 : Ma commande pour se requinquer :

  • Soupe
  • Endamame
  • Bol de grillons
  • Nems et rouleaux de printemps
  • Brochettes de poulet
  • Brochettes de poisson
  • Steak frites salade, sauce aux fourmis rouges (une tuerie, ces fourmis !)
  • Et Loc Lak

Sax a commandé la même chose, en double.

22:17 : Sortie de table, ivres de plaisirs.

23:08 : Sortie de Bodia Massage, larmes aux yeux et totalement décalqués : le meilleur massage de nos vies. Par contre on se sent lourd. Ça se vérifie sur une piste de danse. Sax et moi nous lançons dans un karaoké endiablé pour massacrer Dire Straits et les Whites Stripes…

23:47 : On n’en peut plus ! Nous rentrons dans une superette acheter un pack d’Angkor Beer pour Tù (notre « Tùk-Tùk-Night ») et nous. Devant la caisse, je fouille mes poches, trouve quelques dollars et réalise, ahuri, que j’ai oublié la clef de ma chambre. Nous retrouvons toujours Tù au même carrefour, malgré la foule. Il a une folle envie de déconner dans un troquet mais craignant que le personnel de la guest ne dorme déjà, nous buvons nos bières en route. Conscient du danger et bière en main, Tù bombarde sur l’avenue principale, hilare et pieds en l’air. Il fonce comme un dingue, prend tous les risques et ça le fait marrer.

23:56 : Arrivée à la guest : dans le hall, la réceptionniste dort devant la télé.

23:58 : On n’ose pas la réveiller alors on regarde son film : La légende de Fong Sai-Yuk. On y apprend que Jet Li se nomme en réalité Li Lian Jie. Voilà.

00:07 : Le film est entraînant – même en khmer – mais la trame semble complexe. On pige rien.

00:13 : La réceptionniste émerge et sursaute en nous découvrant. On est désolés. Elle me passe un double et on va se coucher…