Jour 5 – Batcaves

08:45 : Aujourd’hui, c’est notre dernier jour. A la réception, nous faisons la rencontre de John et Suzie, un couple de Britishs vivant en Birmanie, qui passe son temps à voyager à travers l’Asie. On sympathise.

09:10 : Nous retrouvons Jacky Chan. Pas le vrai ; notre Tùk-Tùk driver. Jacky doit nous conduire à Banan et Sam Peau Vat (temple transformé en charnier durant les années rouges) dans la journée.

09:13 : Jacky ne prend pas du tout la route de Banan. Lorsque Sax lui demande pourquoi, le pilote répond qu’il a d’abord quelque chose à nous montrer…

09:51 : Le Tùk-Tùk s’engage dans une propriété privée. Jacky se gare et nous demandons ce que nous foutons là. Pour toute réponse, il nous indique un vieux monsieur qui sort de sa maison en nous souhaitant la bienvenue. Avant que nous ayons eu le temps de le saluer, le vieil homme nous pousse dans sa demeure, qu’il tient à nous faire visiter. Dans un français parfait, l’hôte entame un monologue qui va durer vingt minute sur l’histoire de sa maison « qui commence en 1895, avec [son] grand-père ». Nous passons de pièce en pièce sans trop rien comprendre de la situation. S’il s’agit d’une histoire coloniale assez banale, le monsieur est attachant, même devant sa boite à offrandes, à la fin de la « visite surprise ».

10:33 : Jacky nous refait le coup du stop improvisé mais cette fois, dans une vigne… pour nous faire goûter le vin local. Je vais être franc : le Khmer a une cuisine de folie mais ne fera pas fortune dans les cépages. Ils nous ont aussi proposé un whisky maison mais je préfère ne pas m’en rappeler.

11:01 : Jacky récidive, cette fois sur un pont suspendu, près d’un monastère. C’est splendide, mais nous commençons à en avoir marre de recroiser les mêmes touristes à chaque étape.

11:46 : stop improvisé dans une guinguette de Banan. Les tables collent. On a les pieds dans le sable. Et des assiettes à tomber par terre. On reprend des forces et on en aura besoin, avant l’ascension du :

Wat Banan ; 348 marches.

13:02 : Surgissant au milieu de la forêt, la pierre couleur ocre du temple-montagne se marie élégamment avec la verdure qui l’entoure. L’ascension est longue, mais on prend plaisir à gravir ces marches, posées là il y a 957 ans. Au sommet, la fatigue s’évanouit devant la splendeur du paysage environnant, des campagnes et forêts. A l’image de Beng Méaléa, Banan est l’un des modèles d’Angkor. Lorsqu’il fut découvert (1858), le Wat Banan débordait de statues de bouddha et d’Asparas. Ne subsistent que les gravures et les bas-reliefs, plus durs à voler et prêts à défier le temps pour un autre millier d’années… Nous flânons entre les monts de pierre et les statues de lions, savourant l’étourdissant spectacle des vallées ravalées par la forêt, que d’ici nous dominons.

13:45 : Amorçage de la descente. C’est plus de notre âge…

13:52 : Arrivés en bas, on se sent moins bien qu’au sommet, donc un peu bêtes. Nous entreprenons donc un tour du temple, en prenant tout de suite à droite après les 348 marches. Dix minutes de promenade dans la brousse environnante, sans parvenir à trouver un sentier, près du temple. Sax me rappelle qu’ils sont justement cernés de douves, aujourd’hui invisibles parce que dévorées par une jungle dense.

14:05 : Nous marchons au hasard, tombant sur l’un de ces fameux barrages inutiles, que les Rouges faisaient construire la baïonnette dans le dos, là où il n’y en avait pas besoin.

14:06 : Le temps de prendre une photo, je me retourne et Sax, qui était derrière moi, n’est plus là. Je le cherche. Je l’appelle. Rien.

L’angoisse.

14:16 : J’ai retrouvé Sax avec Jacky Chan, au Tùk-Tùk. Ni lui ni moi n’avons compris comment nous nous étions paumés et on ne veut pas savoir.

14:18 : En route pour Sampeau Wat : un ensemble de pagodes aux toitures dorées, juchées sur le toit d’une montagne. Le trajet est long et chaotique car Jacky coupe à travers la campagne : le voyage n’en est que plus beau.

14:43 : A travers la verdure, nous devinons les toitures d’or du Sampeau depuis une dizaine de minutes, en extase devant la montagne se dévoilant sur bâbord. Plus on approche et plus les arbres s’enlacent au dessus de nos têtes, nous empêchant paradoxalement de mieux découvrir la montagne…

14:46 : Comme le Tùk-Tùk ne peut pas nous emmener en haut, Jacky arrange le coup avec deux adolescents khmers qui nous emportent sur leurs scooteurs. Les deux motards foncent sur l’asphalte du sentier en lacets, à flanc de colline. Dès le début, le mont se dévoile. Ses toitures dorées ; le flanc de la montagne, sculpté à pic par l’érosion ; une sorte de falaise entrecoupée par une jungle épaisse…

14:51 : Les singes – qui suivent notre arrivée – se jettent d’arbre en arbre pour être sûrs de na pas nous perdre, des fois qu’on leur aurait apporté à manger. Nous sommes sur une grande terrasse dominant Battambang (à douze kilomètres) et ses environs : une vue panoramique à couper le souffle. On s’arrête un moment, entre un petit Wat, un canon de DCA oublié par les Rouges et un moine, qui prie dans une maisonnée.

15:08 : La visite est une balade entre les lianes, qui commence sur un petit chemin bétonné, passant devant une femme âgée, proposant de nous bénir. On s’assied avec plaisir.

15:10 : Nous poursuivons, passant devant un tableau représentant les exactions commises ici par les Khmers Rouges. Le dessin a des traits grossiers mais les détails et le soin apportés à exprimer l’effroi sur les visages des victimes interpellent. Le chemin descend vers des escaliers. Nous nous enfonçons dans une immense grotte. L’une des fameuses « killing caves » de Sampeau. Prisonniers politiques, civils, militaires et religieux étaient amenés par les Rouges au sommet de cette montagne et jetés dans les caves, du haut des puits de lumières. Une chute mortelle de trente à cinquante mètres, selon la grotte.

Dans la crypte, un moine vous bénit si vous vous agenouillez devant lui, pieds nus. Ce n’est qu’agenouillé là, un énième bracelet orange au poignet et écoutant ses incantations, que j’aperçois l’ossuaire derrière. Les stigmates du génocide m’ont pris de court. Je savais, là, je vois. Je me sens mal. Je me tire et tombe, aux pieds de l’escalier, sur un autre ossuaire qui m’avait également échappé. Haut le cœur.

15:25 : Chamboulés, on s’installe un moment sur la terrasse donnant sur Battambang.

15:57 : On remonte sur les bécanes de nos deux ados, qui nous emmènent sur un autre niveau de la montagne, toujours aux sommets. La bande de singes continue de nous suivre. Nous visitons un wat au toit doré, on longe les bâtiments, admirant peintures, sculptures et ornements. Comme les macaques sautent autour de nous, je décide de les attendre. L’un d’eux a une gueule de dealer de drogue évadé de prison et il n’apprécie pas du tout ma volte-face. Lorsque je m’approche trop, ils ont tendance à se tenir debout sur leurs pattes arrière et le buste bien en avant, ils ouvrent grand la gueule, exhibant toutes leurs dents dans un râle. Alors je fais pareil. Estomaqué, yeux écarquillés, le singe-dealer fuit comme une furie.

L’endroit est aussi calme que magnifique. Les vues, à couper le souffle. Mais la montagne sacrée reste un monumental charnier. Nous décidons de nous en aller.

16:44 : Retour sur les bécanes des deux ados, à fond les ballons. On a rendez-vous pour un spectacle naturel de folie, au pied de la falaise, devant une grotte. Pas un ossuaire ; la Batcave… La vraie.

17:28 : Nous sommes en place depuis un bon quart d’heure, à cinquante mètres en face de la falaise. Au milieu s’impose un énorme trou, une faille de trente mètres de longueur pour six à huit mètres de largeur. Une foule de plus en plus compacte se masse autour de nous. Tout le monde attend le phénomène naturel qui se produit ici tous les soirs dès que le soleil se couche, soit à cinq heures trente très exactement !

17:29 : L’œil rivé sur ma montre, j’attends. Il ne se passe rien.

17:30 pile ! Et là, d’un coup et dans une clameur générale : des millions et des millions de chauves-souris s’échappent de la faille dans une bruissement strident. Une saisissante cohue, parfaitement organisée. Les vampires occupent absolument tout l’espace béant, sortant durant vingt-cinq minutes ininterrompues, sans se bousculer ni se séparer. Ils obscurcissent le ciel jusqu’à la tombée de la nuit, où ils s’enfuient tous ensembles, vers l’Est…

20:16 : Nous n’avons pas vu le trajet retour. On a traîné les pieds, chacun de notre côté, avant de se retrouver pour une dernière tournée en ville. On danse d’une chaussée à l’autre, avec une foule d’inconnus. On boit, les yeux perdus sur la foule qui descend l’avenue. Un petit monde venant de partout se croise, s’enivre et s’emmêle…

23:39 : Nous sommes rentrés à la guest, épuisés, rincés et suralimentés. Nous sommes allongés dans des transats sous les étoiles, fumant notre dernière cigarette du soir avant d’aller dormir. Soudain, de l’autre côté de la piscine, une porte s’ouvre. Un homme sort de son bungalow en titubant. Malgré la pénombre, nous reconnaissons John, nu comme un ver ! L’Anglais fait trois pas, étire son dos en se penchant en arrière, prend son braquemart à deux mains et, tout en regardant les étoiles, pisse dans la piscine en s’écriant : « Oh Suuuuuzzie ! »

Sax et moi nous regardons, silencieusement écroulés de rires.

John urine dans le bassin durant deux bonnes minutes – nous avons cru qu’il n’en finirait jamais. Puis, il titube d’un bungalow à un autre, semblant chercher le sien en continuant d’appeler sa Suzie chérie. Il évite la gamelle à la flotte de justesse et s’accroupit devant six transats pour leur déclarer sa flamme. Il tente de séduire ma chaise longue sans me voir, embrasse la porte de plusieurs bungalows puis, finalement, retrouve le sien.

– J’ me disais aussi qu’on n’avait pas encore le quota de fous habituel, chuchote Sax.
– Non mais il n’est pas fou, il est déchiré comme un car de Polonais !
– Oh ? Tu crois ?

23:50 : Deuxième cigarette du soir et cinq minutes plus tard, c’est la fenêtre de John & Suzie qui s’ouvre subitement, dans le noir. On ne voit rien ni personne mais d’un coup, un objet vole et plonge dans la pistoche : une bouteille de vodka, vide. On écarquille les yeux. De sa chambre, John s’écrie « Suuuuuuzie ! » puis en lance une autre, presque pleine. Sax prend une épuisette, la ramasse et la rince.

00:00 : Dernier verre avant la dernière nuit au paradis, à la santé de Suzie.