Jour 4 – Battambang Bang !

Après trois jours de fous dans les ruines d’Angkor, nous avons pris un bus pour rejoindre Battambang, seconde plus grande ville du Cambodge. Depuis Siem Reap, le trajet ne coûte rien et ne dépasse pas trois heures et demi – hors pauses improvisées. Ames sensibles s’abstenir, ceci dit : les pilotes de bus bombardent comme des fous et doublent (en lignes droites comme dans les virages), même avec un camion en face. Ça frôle presque tout le temps. Nous, on aime bien mais ça se vit sur du ACDC…

Nous avons trouvé une petite guest house à dix minutes en vélos (que le personnel nous prête) du centre-ville. Devant la guest, une maison est en construction. Hier soir, les murs d’enceintes mesuraient trente centimètres.

09:00 : On devait se lever pour huit heures. Ça sent la fatigue…

09:21 : Nous décidons de prendre notre temps. Je ne retrouve plus mon passeport et la dernière chose dont j’ai envie, c’est de le chercher. Acte manqué sous contrôle.

Au petit déj’, Nous ne rencontrerons pas le patron de l’hôtel – en déplacement dans le pays – mais son « second », Keng, un petit Khmer d’un mètre cinquante, aussi adorable que serviable, qui gère tout. Keng est une success-story à lui tout seul : à cinq ans, les Rouges frappent à sa porte et demandent à son père de construire un barrage à trente kilomètres de là. Le père refuse, car il élève seul ses enfants. Malheureusement, sous Pol-Pot, le communisme interdisait les liens, fussent-ils familiaux ! Mauvaise réponse, donc. Les soldats abattent le père sur le pas de la porte, devant ses gosses, dont Keng…

Derrière son bar, assisté de son petit frère qui se marre tout le temps, Keng est un jeune homme fier. Il aurait construit l’hôtel avec son cadet et six amis en huit mois. Autodidacte, il parle le français, l’anglais, l’espagnol et l’italien…

09:48 : On doit visiter Ek Phnom. On file dans le centre-ville, à la recherche d’un driver de Tùk-Tùk aussi sympathique que l’était . Nous en devinons un de l’autre côté de la rue, qui nous fait penser à Elvis Presley (sur la fin), avec ses grosses lunettes de soleil. Il se fait appeler Jacky Chan (c’est marqué sur sa carte) et se propose de nous emmener jusqu’au bout du monde si besoin. On espérait retrouver un fou dans le genre de Tù mais Jacky à la conduite ultra-prudente – et sobre. Alors, pour mémoire et si vous êtes dans le coin :

Jacky Chan, Tùk-Tùk : 089 660 663

Le trajet, même ombragé par des taches de nuages et les odeurs d’ordures qu’on fait brûler au fond de la campagne, sera tout aussi beau que la destination. Nous suivons un chemin sinueux longeant la Sangker et une rivière de sourires, contagieux. Des filles font bouillir du maïs sur le bord de la route.

12:16 : En entrant dans Wat Ek Phnom, nous sommes accueillis par un bouddha blanc titanesque, mains jointes et assis en tailleur sur une grande dalle rouge, posée au milieu d’un bassin – lui même encadré par cinq bouddha debout de chaque côté. Jacky gare son Tùk-Tùk devant une grande pagode, refaite à neuf. Sur notre droite, le gardien (qui vent les tickets d’accès) discute avec une femme et un flic, tous trois dans des hamacs. La pièce d’eau surplombée par le bouddha géant est derrière eux. Tout autour, plusieurs dizaines d’enfants jouent au foot. Ce sont des gosses des rues, orphelins de la guerre pour la plupart, sauvés par les écoles bouddhiques.

Tandis que nous achetons nos tickets au gardien (tout sourire) et que la dame à côté poursuit son histoire en nous ignorant royalement, le flic nous dévisage, patibulaire. La transaction prend du temps et je peux sentir ses deux billes d’acier plantées dans mes yeux. Il y a seulement une quinzaine d’années, ces fonctionnaires avaient tous les droits (!) avec les étrangers en vadrouille dans le pays. La main près de son holster sans me lâcher du regard, je sais que ce policier y pense. J’imagine qu’il sait aussi que je le sais…

On paye. On grimpe.

12:23 : Trente mètres plus loin commencent les ruines d’Ek Phnom. Le temple n’est pas bien grand et devance les restes du village qu’il protégeait. Chaque brique mesure presque un mètre de long et soixante centimètres de large. Au sommet patiente un vieil homme, égrenant un chapelet. Derrière lui, une porte ouverte permet de traverser l’ancien palais jusqu’à une statue de bouddha, près d’un autel à offrandes. Je sors et devine Sax en bas, qui contourne le monument tout en jouant avec des enfants. Une mobylette passe à toute allure en contre bas et le long de la rivière, immédiatement suivie d’une fillette en bicyclette, que poursuit un chient errant. Le tout, presque en silence.

Je m’accroupis pour dépoussiérer une vieille pierre quand Sax me retrouve. Ce temple s’est effondré dans son ensemble sur sa plateforme centrale. De là, nous distinguons les linges orange des moines, qui sèchent autour du grand bouddha où jouaient les enfants. Nous y retournons.

12:55 : Les gosses sont tous regroupés aux pieds du bouddha, penchés sur le parapet du bassin marécageux, à essayer de récupérer leur ballon, échoué au milieu. Du flic, du gardien et de la dame, tous regardent mais personne n’aide. Alors on s’y colle.

Les enfants sont d’abord un peu craintifs, peu coopératifs. La maitresse, qui vient les enguirlander pour qu’ils retournent en classe, n’aide pas. Au bout de quinze minutes, ils ont compris et nous aident ; je retiens Sax par la ceinture et lui tente d’accrocher le ballon dans un nœud coulant ajouté au bout d’une tige de bambou. Trois échecs plus tard, la balle n’est plus qu’à un mètre du bord. Là, le gardien se dit qu’il devrait agir et se lève, prêt à aider la marmaille. On lui passe le relais, épuisés (c’est qu’il fait trente-six degrés à cette heure ci !) et nous retrouvons Jacky Chan sous les rires et les remerciements d’enfants.

Le temps de se mettre en route, Jacky et Sax filent aux toilettes et je m’allume une clope, confortablement enfoncé dans le Tùk-Tùk. Le flic se pointe, l’œil mauvais. Il a le regard des types qui pensent à des choses qui font peur. Alors dans le doute, je lui tends mon paquet. Il le prend, l’inspecte, le renifle. Comme il ignore mon anglais, je lui fais signe de se servir. Il relève la tête, son visage taillé au sécateur et son regard inquisiteur plongé dans le miens, embarrassé. Il en choisit finalement une et je l’allume. Regard fixe, il tire sa première taffe, immobile. Il goûte, cherche peut-être de la drogue, je n’en sais rien. Soixante secondes d’un angoissant silence. Sax et Jacky reviennent. Le « flic de plomb » esquisse un léger sourire et fait subitement volte face, filant vers son hamac. Jacky démarre et on se barre…

13:23 : On s’arrête dans une gargote pour prendre une bière et manger un bout.
13:38 : On repart.
13:54 : On a crevé… au milieu de nulle part !

Or ça tombe bien : tomber en panne ou crever dans ce pays, c’est à essayer. Il y a toujours quelqu’un, dans un rayon d’un kilomètre, qui trafique de l’essence, des rustines ou des pièces de moteurs…

13:55 : Jacky Chan nous fait descendre du Tùk-Tùk. On court derrière.
13:57 : Jacky Chan s’est arrêté devant un vendeur de rue, qui nous en indique un autre.
13:58 : Nous sommes au suivant, cinq cents mètres plus loin. Le vendeur de sodas dit qu’il peut s’en charger.
13:59 : Le vendeur de sodas nous offre à boire tandis que Jacky et lui réparent la roue.
14:08 : Nous finirons nos canettes sur le trajet ; la roue est réparée. Coût : dix dollars.

16:00 : Retour à la guest-house. Devant, le mur d’enceinte de la maison en construction mesure à présent un mètre. Et nous n’avons toujours pas vu un seul ouvrier.

17:55 : Ballade dans Battambang, dans le grand marché central.

18:42 : Nous échouons dans un resto au bord de la rivière. Après dîner, nous allons nous endormir malgré nous, allongés dans l’herbe.

20:14 : Sur le chemin du retour, nous sommes tombés sur une soirée karaoké. Bien qu’exténués, nous sommes allés y faire un tour, pour voir.

22:01 : Chouette ambiance, mais ça ne rivalise pas avec Pub Street !

22:27 : Sax et moi bloquons sur ce chantier, juste devant la guest. Les murs ne sont plus à un mètre : ils m’arrivent maintenant au sternum ! Et nous n’avons toujours pas vu un seul individu, truelle en main…

19:03 : Keng s’attable avec nous au dîner. Il me ramène mon passeport, oublié dans un pantalon laissé à laver. Sax ne comprend rien. Nous parlons du Cambodge, de son histoire, de son peuple et de leur douceur de vivre. Keng se marre et nous raconte l’histoire de ces quatre Russes vivant à Battambang, qui se faisaient régulièrement cambrioler. Ils avaient noté que le voleur passait toujours par le même endroit et avaient décidé de l’y attendre. Comme le voleur était un homme d’habitude, ils l’attrapèrent. C’est alors qu’ils eurent l’idée de donner une leçon à tous les voyous du coin en le crucifiant tout vif sur la porte de leur maison et en empêchant quiconque – y compris la police – de l’en décrocher. Ils s’en chargèrent eux-mêmes, quelques heures plus tard, lui sauvant tout de même la vie, mais faisant ainsi savoir au village qu’ils n’étaient pas prêts à se laisser faire. Keng nous abandonne pour d’autres clients en concluant : « C’est aussi comme ça, ici ! »

Sax lève sa bière à la santé des Russes.