Il est minuit moins vingt. Je suis tout nu, dans une pénombre bleue, sur un plongeoir de 25 mètres dans une piscine municipale fermée. Tout est normal !

Je ne veux plus sauter. Je ne peux pas descendre : Sax et Babar attendent mon plat pour se foutre de moi. Babar, c’est le type à cause duquel je me retrouve là. On le connaît depuis le baccalauréat : le mec assis derrière, qui avait sorti 12 pierres précieuses sur son pupitre avant l’épreuve de philo, arguant au surveillant général qu’il captait ainsi « les énergies de ses ancêtres », c’était Babar. Il nous a tout de suite plu. Quand les épreuves furent passées, Babar nous invita, Sax, quelques copains et moi, chez lui, à 4 heures de Paris. Son père, comédien, vit dans un domaine isolé, perdu dans une forêt et traversé par une petite rivière. Il y héberge une troupe d’artistes dans une sorte de « mi-temps permanent » qui donne au domaine une âme en fête…

C’est au cours de ces orgies d’ivrognes que nous surnommâmes notre ami « Babar le Magnifique ». Comme Bebel, il avait toujours une idée saugrenue, des envies de cascades à vélo et généralement le bon mot.

Près de quinze années ont passé. Il est 20 heures. Nous sommes à environs 4 heures de Paris, dans une magnifique forêt, à chercher un coin isolé pour accrocher nos toiles et dresser un feu, quand l’un de nous demande : « on n’est pas chez Babar ? » Un coup de fil plus tard, on fait demi-tour en direction d’un semblant d’adresse que Google ne peut pas trouver : « A droite au cinquième chêne après le très très grand hêtre qui-ressemble-à-un-film-de-Tim-Burton ». Nous retrouvons Babar et ses pierres magiques (aujourd’hui autour du cou), son père et la cour, dont certains membres n’ont pas changé, malgré les années. Au milieu du champ, deux grands feux en triangles, une équipée sauvage qu’on croirait échappée d’un cirque fait du monocycle, jongle, gratte une guitare et prépare le barbecue. Le père de Babar fait le con sur un balcon de la plus grande maison ; déclamant ces vers illustres:

« Je meurs. Jamais plus, jamais mes yeux grisés,

mes regards dont c’était les frémissantes fêtes,

ne baiseront au vol les gestes que vous faites ;

j’en revois un petit qui vous est familier

pour toucher votre front, et je voudrais crier… Adieu ! »

Le domaine est un havre de paix pour artistes en fuite, en pleine création et même pour ceux en dépression. Babar coordonne ce zoo humain au quotidien. Mais il s’ennuie, cherche autre chose, s’apprête à lever l’ancre pour le Nouveau Monde. Nous lui parlons de notre projet, nos objectifs, notre mission. Il est emballé, réfléchit à ce qu’il connaît dans le coin et soudain : une idée. Nous revoilà partis, direction la ville la plus proche. Babar se gare sur le parking d’une piscine municipale et, à quatre pattes, contourne le bâtiment. Il nous demande de l’imiter pour entrer dans la piscine.

– J’ me rappelle plus, me murmure Sax : Babar, c’était le genre « garde à vue » ?

– Bah j’ me posais justement la même question…

On le suit.

De l’autre côté, Babar pique une pointe vers les bassins extérieurs de la piscine ; ceux pour enfants. On le suit toujours – sans comprendre. Devant la baie vitrée, nous le retrouvons à genoux, semblant vouloir la forcer. On tente de l’en dissuader : lui assure ne rien forcer du tout. Soudain, la porte glisse latéralement, découvrant sous nos yeux les immenses bassins de la piscine, ses toboggans, son plongeoir à 15 mètres et celui de 25 mètres :

– Tout le monde à poil, ri Babar.

En passant derrière un comptoir, Babar allume la radio de la piscine, veillant à ne pas mettre le volume à fond – ça résonne et nous ne sommes que trois. On saute en bombe un peu partout, sur un air de Santana. Le toboggan sans personne, c’est génial ! Retour en enfance : on fait la chenille autour du grand bassin sur Oyè como va ? On danse, chante, plonge, nage, faisant les cons des heures durant, oubliant complètement la chasse et nos objectifs. Jusqu’à ce que je me retrouve sur ce foutu plongeoir de 25 mètres, une légère angoisse au ventre. En bas, j’entends Sax et Babar murmurer qu’à cause de mon vertige, c’est la gaufre assurée.

COUP DE GYROPHARE !

On a tous vu l’éclat bleu se refléter dans les bassins. Tétanie générale. Petit déséquilibre du gros orteil droit. Balance des bras qui sert à rien. Gamelle à plat ventre, 25 mètres plus bas. Zéro applaudissement. La police n’est jamais venue. On a continué ainsi jusqu’à 4 heures du matin, récidivant le lendemain.

A chaque départ, nous avons passé la raclette autour des bassins, essuyant nos pas et tâchant de laisser l’endroit aussi propre que nous l’avions trouvé.

Le sur-surlendemain, nous prenons nos cafés dans un bouge du même village, après une nuit trop arrosée. A la table à côté, trois algériens d’une cinquantaine d’années, voûtés sur leurs thés, s’échangent des photos imprimées sur feuilles A4, l’air maussades. Nous feignons de poursuivre une conversation pour mieux entendre la leur :

– Là, tu vois, il passe derrière le comptoir, lance l’un.

– Sur celle-là, il est juste derrière la caisse, précise un autre.

– Il n’y touche pas, tu vois ? C’est incroyable, s’exclame un troisième.

– Ils se baignent. Ils passent deux nuits à côté de la caisse.

– Et plutôt que de la braquer, ils passent la raclette…

– Peut-être ‘y savaient pas ?

– Quoi ? Tu fais ça à leur place, tu penses pas qu’ dans une piscine, y’a une caisse donc y’a d’ l’argent ? s’énerve le premier.

Les trois algériens effarés sont trois frères, propriétaires de la piscine visitée, et qui sortent à peine de la gendarmerie locale pour déposer plainte, vidéo surveillance à l’appui. Deux tournées de cafés supplémentaires nous apprennent indiscrètement que :

– Nous sommes méconnaissables sur les bandes de surveillances. Et ça, c’est heureux.

– Rien n’ayant été volé ni aucune entrée « forcée », la gendarmerie a simplement promit de surveiller les lieux.

Nous quittons l’univers de Babar, sans regrets. Des pauses joyeuses, ça fait du bien. S’inviter en terrain privé, c’est généralement ce qu’on essaye d’éviter. Babar ne s’est jamais fait pincer – trois semaines plus tard, il s’envolait pour changer de vie aux Antilles. Il nous apprendra alors que d’autres ont trouvé la combine. Plus jeune (ou « vraiment cons »), ils auraient balancé un stock d’écrevisses vivantes dans le grand bassin avant de se faire pincer par la maréchaussée qui les attendait… sur le parking.

Bonne chasse, camarades.