Sax et moi longeons la côte ouest française avec, du coup, California Love à fond dans la voiture. C’est très festif mais on déborde d’objectifs. Nous arriverons au premier, une plage de grottes et de cailloux au nom infernal, juste après avoir passé une petite marina. Nous longeons la jetée d’un port plus imposant que le village quant tout à coup, paf !, devant nous :

CORTO !

Ou l’indescriptible joie de revoir, quatre ans après et par hasard, un ami rencontré à 8000 kilomètres de là, dans les Mascareignes – mais ça c’est une autre histoire. Corto ne s’appelle pas vraiment Corto. Mais tout le monde l’appelle Corto. D’abord, parce qu’il lui ressemble furieusement physiquement. Ensuite, parce qu’il a au cœur une rage de liberté couplée à une douceur de vivre, qui ressuscite le héros d’Hugo Pratt. Corto a 45 ans, tous à l’eau salée. C’est un solitaire flegmatique et pourtant, il nous saute dans les bras.

Corto navigue, il « ne sait rien faire d’autre ». Nous ne connaissons qu’un bout de sa vie et lui est très pudique. Mais pour avoir bourlingués quelques semaines en sa compagnie, nous avons pu nous rendre compte de trois choses :

– Tout le monde semble le connaître et l’apprécier, où qu’il aille.
– Il sait se démerder et se tirer de toutes les situations dites « à la con ».
– Il est l’ami qu’il faut avoir en cas de pépin.

Dix minutes plus tard, nous voici sur son bord : un magnifique ketch baptisé le Walvis, du nom d’une ville de Namibie où, dit-il, tout lui arriva.

– T’as plus ta Lady Anne ?
– Non, soupire-t-il. Elle a coulé. En Namibie, justement. Longue histoire.

Nous longeons le parapet et remarquons que Corto n’a pas perdu ses habitudes :

Au pied du mât, Corto a une machette ; « comme tout bon marin », dit-il.

Après avoir partagé la charcute et le coup de rouge dans le tout petit carré du Walvis, Corto nous dit être arrivé voici cinq jours, pour voir de la famille. Il a déjà hâte de repartir. Nous lui parlons de notre projet et de cet objectif : les rochers du Diable. Corto se fige et d’un air très sérieux, lance : « Ce ne sont pas les rochers du Diable, ce sont les creux du Diable. » Malaise dans le carré.

Corto est sorti sur son pont. On a l’impression d’avoir dit une énorme bêtise. Mais quoi ? Nous le rejoignons pour lui amener son verre de rouge. Il a les mains dans les poches, se mord les lèvres et regarde au loin, vers les satanées roches. Il se ravise, expliquant qu’il a bien compris notre concept ; que le lieu est touristique ; qu’il n’en voit donc pas l’intérêt. On connaît Corto – le confinement sur un bord, ça rapproche. Il est trop aimable. On insiste. Lui sourit et cède :

– Il y a une légende. Dans les tempêtes, le vent… certains marins racontent qu’ils entendent les cris d’un naufragé. Je me suis longtemps intéressé à ces histoires. Ça se passe toujours près d’un banc de terre qu’on a nommé par un nom comme ça : tombe du Diable ; rocher d’Enfer, piscine du Diable…

Nous n’insistons pas sur le moment. Dans la soirée (des retrouvailles pareilles, ça efface tous les impératifs !), nous revenons à la charge, un peu avinés. Corto est également en forme. Comme il en a marre, il regarde sa montre, annonce d’une voix monocorde que la marée baisse, et nous jette une paire de bottes : on y va… de nuit ! Mag-light en main, nous tapissons la plage de cailloux de nos jets de lumières. Partout, d’immenses rochers s’entrecroisent. Dessous, des galeries de grottes. Autour, les vagues les cognent avec fracas. Leur éclat projette des millions de perles salées sur nos visages. On saute dans le sable et la rocaille, cherchant désespérément à se frayer un chemin. Corto nous avait bien ordonné de ne pas nous quitter des yeux, mais on manque d’attention ; on se perd. Ici, le silence n’existe pas. Et le vent souffle dans toutes les directions. Un vent constant, strident, qui vrille les oreilles et semble se lamenter dans votre tête :

Les plaintes des naufragés !

Les ignorer est impossible. Ils vous appellent. Je change de direction et, sans m’en rendre compte, avance vers le rivage. Les vagues explosent devant moi. J’escalade des rochers pour y parvenir plus vite. La voix semble se rapprocher. Les creux aussi. Un peu plus, et je suis convaincu que je vais tomber sur un marin ensanglanté contre les rochers. Les vagues s’abiment presque à mes pieds, l’une me flanque par terre. La voix est plus forte encore. Une main agrippe mon épaule. Je me retourne : Corto.

– Tu veux les rejoindre ? me lance-t-il, un grand sourire aux lèvres.

Je secoue la tête, hagard. J’ai entendu des cris – c’est sûr. Je n’entends plus rien. Sax nous retrouve. Le vent se calme. L’endroit est étrange… et dangereux. Nous ne dirons rien sur le trajet retour.

Le lendemain, nous quittons notre marin pour retrouver l’Enfer, en plein jour. Des centaines de touristes se promènent un peu partout. Chercher, de jour, ici ? Impensable. Forcer quelqu’un à chercher, de nuit, ici ? Irresponsable.

Bonne chasse, camarades.