Le canal du Midi, c’est 240 kilomètres de voies navigables, parfois très étroites, avec plus ou moins de fonds et un nombre impressionnant de « promène-couillons » : c’est le surnom des bateaux de location sans permis que massacrent les touristes qui s’improvisent capitaines. Nous, nous en avions un bon, de capitaine. Samuel, dit « cap’taine Sam », 54 ans, ancien sauveteur en mer qui déteste être pris en photo, vieux loup solitaire qui convoie tous les bateaux, par tous les temps, sur toutes les eaux, partout dans le monde. Lorsqu’il nous a proposé de remonter le canal avec lui pour convoyer l’Alarme, un 23 mètres, de Toulouse à Dijon, on a sauté sur l’occasion.

On était loin de se douter qu’un simple convoyage
de 12 jours deviendrait un enfer de 29 jours.

Journal de bord du convoyage de l’Alarme.

Jour 1

– Quel genre de mec appelle son bateau Alarme ? avait demandé l’un de nous, en montant à bord.
– Le genre qui paye pour qu’on l’amène dans un chantier naval, répondit Sam. Y’a tout à refaire dessus.

Cet échange aurait dû me mettre la puce à l’oreille. Mais 240 kilomètres de caches potentielles sur l’un des plus beaux canaux de France, ça ne se refuse pas.

Jour 3

11:21 : 8km/h, ça n’avance pas. Les paysages sont magnifiques mais le plus souvent sans moyen d’accoster. De plus, le « pitaine » refuse de perdre trop de temps – c’est son argent. Heureusement, il y a les écluses, les amarres, et tout ce qui amuse un bon bosco.

Jour 5

13:44 : Nous avons appris que nous faisions l’une des dernières magnifiques promenades sur ces eaux bordées de platanes, avant plusieurs décennies. Les arbres mythiques ayant attrapé « la maladie du platane » (Chancre coloré : champignon microscopique qui se transmet par l’eau et les racines, tuant les platanes les uns après les autres.), le seul remède est l’abattage à la chaîne et l’incinération des 42 000 arbres atteints.

Construit dès 1666, le canal offre une succession de paysages variés ; de magnifiques berges verdoyantes ; un alignement millimétrique de troncs qu’embrasent des couchers de soleil orangés ; des ponts du XVIIe larges de 5 mètres (compliqué quand le bateau en fait 4,90) ; et une suite d’écluses, véritables prouesses techniques d’un autre temps.

Jour 7

13:00 : On est ravis. Le « pitaine » nous gueule un peu dessus mais c’est normal. Tout bon capitaine fait ça. On bouffe comme des chancres. Mais la flotte semble avoir un problème d’arrivage.

15:00 : C’était bien la citerne, dont un joint s’était bouché. On a dû le remplacer sans s’arrêter. L’eau puait terriblement. Peu après, elle était également imbuvable au robinet. Le « pitaine » a l’air de s’en foutre.

Jour 8

07:12 : Départ à l’aube, comme d’hab.

07:13 : J’ai la gueule de bois, je crois. Hier soir, le « pitaine » a interdit l’eau à bord pour tout autre usage que la cuisson des pâtes ou la toilette. Il la pense pourrie. Ce qui est possible, même si tôt, si l’étanchéité de la cuve d’eau est à l’image du vieux bateau.

12:15 : Le moteur – un vieux Gardner de 59 – toussote, au beau milieu de nulle part – c’est toujours comme ça. On saute à fond de cale, pour constater que la membrane de dépression du fioul a lâché. 

Ça pissait du carburant partout.

Capitaine Sam se met à gueuler :

– On va s’amarrer en urgence, les gars !
– A quoi ?
– A ton avis, pine d’huître ?

Cinq minutes plus tard, on était retenus par ces chers platanes.

12:23 : Ici, pas de réseau. Et qui dit panne moteur dit temps de batterie limité. Je vais marcher jusqu’au prochain village, à 8 kilomètres, tandis que Sax aide le « pitaine ». Il faut recharger la cambuse et chercher, si je trouve, une « membrane de dépression du fioul ».

J’avais jamais entendu parler de ce truc.

13:18 : Les habitants du coin sont moins aimables que le barman – c’est souvent le cas. La liste de course parlait de vin, de viandes, de bières, de boîtes en conserves, de sandwichs pour maintenant, de whisky, d’oignons, de pain et de beaucoup de vin.

14:40 : Retour au bateau avec le tout dans le dos ; cubis et packs de flottes compris. Chuis raide. N’ai rien trouvé pour remplacer la membrane foutue. Le « pitaine » joue avec une bouteille de coca-cola.

14:50 : Le « pitaine » boit son coup de rouge tout en continuant à jouer avec un couteau planté dans une bouteille de coca-cola vide. Sax veut retourner en soute écoper.

14:59 : Alors, on a voté : Sax pense qu’on va couler. Moi je vote blanc. Et le « pitaine » s’est enfermé dans sa cabine avec la bouteille de coca-cola. Voilà.

15:00 : C’était une super belle journée, au début.

15:14 : Le « pitaine » est revenu avec, dans ses mains, des rondelles de plastique découpées dans sa putain de bouteille de coca-cola. Un cutter en main, la pompe de dépression appuyée sur le plastique pour parfaire sa découpe, il achève son bricolage sur la table à manger.

15:15 : Le capitaine nous annonce avoir fabriqué une membrane de dépression du fioul… en plastique. Il a l’air fier de lui. On va voir si ça tient.

17:08 : Après plusieurs essais et un véritable problème pour revisser l’ensemble (l’incompatibilité des boulons à l’international c’est une hérésie !), la membrane de dépression du fioul est remplacée.

19:00 : La nuit, le trafic est pratiquement nul ici : c’est sans danger. Le capitaine est déçu d’avoir perdu autant de temps.

19:11 : La douche demeure interdite et l’eau en pack, réservée à la cuisine. Il a fait chaud. La journée a été dure. On boit. On boit tous.

22:05 : Le cubis est sur sa fin. On envisage le whisky.

22:35 : Le capitaine moque notre étonnement pour la bouteille de coca et prétend avoir déjà remplacé l’huile moteur par un régime de bananes.

« C’était un cas d’urgence », ajoute-t-il.
On boit.

22:20 : Le whisky est sur sa fin. On envisage les bières pour aller se coucher.

00:00 : Owimbowè, owimbowè, owimbowè, owimbowè, owimbowè…

Jour 9

07:18 : Ça va être une longue journée.

09:00 : On a pas été malades, finalement. Le « pitaine » dit : « c’est le grand air ».

10:00 : Le « pitaine » a commandé un casse-croûte pâté cornichons pour tout le monde. Sax est moi sommes à la cambuse. L’un s’inquiète de ne pas avoir le temps de repérer ni de visiter de caches pour les trésors. L’autre temporise, rassure ; la contrainte peut devenir un avantage. Le premier insiste et va au-delà :

– Je sais c’est pas si c’était une bonne idée ; il s’est planté de nom, le proprio de la péniche… Je ne l’aurais pas appelée l’Alarme, moi.
– Tu ne vas pas dire un truc qui porte malheur, rassure-moi ?
– J’ l’aurais appelé la Bounty !!!

Bonne chasse, camarades.