Jour 21

09:04 : Ouverture de la grande porte.

09:11 : Passage de la grande porte.

13:37 : Perte de puissance totale. Anciennes portes d’écluses en fer forgé, 100 mètres droit devant. Le bateau, l’Alarme, pèse 45 tonnes. Nous sommes lancés à 4 nœuds.

13:45 : On s’est amarrés en catastrophe, à couple d’une épave de 38 mètres, fixée à des arbres sur le côté ; le Brise-Menue.

14:00 : Sax continue de chercher la panne en cale avec le « pitaine ». Je suis de corvée de pommes de terres.

14:12 : Verdict : fuite d’eau claire (devenue pourrie pour mémoire). C’est rien.

17:00 : Un type est sorti le l’épave (le Brise-Menue). On l’appelle « Marcel-parle-tout-seul », parce qu’il parle tout seul. Ermite bourru, Marcel-parle-tout-seul a 65 ans, se promène en bermuda à fleurs roses et jaunes, il a les cheveux longs, gris et sales, un gros nez sympathique, chemise ouverte, bedaine à l’air, une pipe entre les dents et tomahawk sur l’épaule (un vrai !).

17:30 : Marcel-parle-tout-seul déteste le pastis et avale le whisky comme une pompe à dépression qui marche. Capitaine Sam et lui s’entendent bien.

20:00 : Marcel-parle-tout-seul était cuistot sur des bateaux à passagers. Il se propose de nous faire des magrets de canards ! Nous exclamons fort, trinquant avec nos bouteilles, pour l’encourager. Il a trinqué avec nous, puis s’est retourné sur sa chaise, agitant sa bouteille devant le vide de la nuit : « à la vôtre aussi, messieurs ! »

Je crois qu’il ne croise pas beaucoup de monde, celui-là.

Jour 22

07:00 : Fuite d’eau claire réparée. Citerne HS. Moteur ne démarre plus.

07:10 : Découverte d’une petite fuite de fioul à fond de cale – rien de grave. « Ecopage. » Tentative de redémarrage n°7 : échec.

11:01 : Apéro. Tentative n°9 : échec.

12:00 : Steak au poivre. Pommes de terres sautées.

13:00 : Apéro. Tentative n°11…

14:00 : Apéro en cale. Un shot en main. Une lampe Led dans l’autre. La bouteille sur le Gardner. Nous cherchons tous. Partout. Pourquoi on ne démarre plus ?

17:00 : Trouvé. Un câble s’est desserré derrière le bloc moteur (cela peut avoir un lien avec nos bidouilles précédentes sur la manette des gaz). Nous ne le voyions pas car il était dans un endroit absolument inaccessible.

Il faut démonter tous les panneaux.

20:00 : Marcel-parle-tout-seul s’est de nouveau invité sur notre bord pour le dîner. Il a amené une salade géante et du rouge… « Pas vrai, messieurs ? »

23:59 : Nous avons terminé de démonter les panneaux et tiré le câblage. Le capitaine tente de créer une goupille avec du fil de fer afin de raccorder le tout à la manette des gaz. Mais il est un peu éméché.

Jour 23

00:01 : Comme en fait, nous sommes tous plus ou moins dans le même état, il est assez compliqué de savoir si quelqu’un sait ce qu’il fait.

04:17 : Je vais vous passer les détails parce que c’est long, que je n’ai pas tout compris et un peu dormi : mais on a redémarré sur les coups de 4h du matin…

07:00 : Départ. Marcel-parle-tout-seul nous salue depuis son pont avant.

14:10 : Sommes amarrés à Lyon. Arrivée superbe. Amarrage pénible. Tous ces gens qui parlent paraissent loin, pourtant leurs murmures parviennent aux oreilles comme un pénible et lancinant bourdonnement. En ville, je suis désorienté – je me prend un poteau. Et je tangue. Amusant.

15:11 : Avons quitté Lyon (le « pitaine » perd pas de temps), cambuses pleines.

21:00 : Amarrés de nuit, aux arbres, en pleine pampa et dans un bras sans passage. Les étoiles brillent. Nous partageons sous le pont, un festin de rois.

Jour 24

11:09 : L’écluse de Bollène. Hauteur : 23 mètres (la plus haute d’Europe). PK 164. Depuis le temps qu’on m’en parle, de celle-là.

Elle est pourtant comme toutes les autres : aux dimensions gargantuesques des gros porteurs qui s’y engouffrent. L’Alarme prend son tour à l’intérieur, seule. On accroche les amarres aux bollards flottants. L’écluse se referme. Et commence l’ascension magique, angoissante aussi, pleine de bulles et de remous. À bord, on sent la force des courants qui s’entrecroisent le long de la coque. À la moindre erreur avec les bollards, c’est l’Alarme qui part de quart…

11:17 : Je love mes amarres sur le gaillard d’arrière, clope au bec, fierté au ventre, un vent frais sur les joues, les angoisses de Bollène derrière moi et me prenant à rêver de Moitessier, les mains plantées dans un amarrage d’eau douce…

13:50 : Il y a deux jours, un ami m’a demandé par SMS « pourquoi nous n’abandonnions pas tout, puisque le bateau n’était pas à nous ». Ça m’a surpris. Je n’ai rien dis. Du reste, plus d’avarie.

14:04 : Des immenses tours de guets aux fondations qui se jettent dans le Rhône à la table du roy, nous voyons des paysages à couper le souffle, jour après jour. Aucune journée ne se ressemble. Chaque soir, on est ailleurs. Voilà ce que j’aurais dû répondre.


EXPLOSION !

18:00 : Une pétarade et puis plus rien.

Plus de moteur. Plus de batterie. Plus de lumière. Le néant.

18:19 : Amarrés dans la pampa camarguaise. C’est beau : le soleil se couche derrière un enclos plein de chevaux.

18:22 : C’est une fuite bénigne au niveau de la pompe de vidange qui a provoqué un court-circuit et grillé une cosse, dont nous savons ne pas disposer de rechange.

18:27 : Village le plus proche : 8 kilomètres.

21:00 : On boit beaucoup pour garder le moral, depuis 3 heures…

21:32 : Le capitaine siffle en cuisine (ordre du soir : manger tous les produits frais). On lui demande s’il s’agit du convoyage le plus galère de sa carrière. Il rit et lance, l’air d’énoncer sa liste de course :

– « J’ai été en taule au Cap pendant l’apartheid, parce que j’avais traité les douaniers de racistes ; j’me suis crashé en hélico, quand j’étais sauveteur en mer ; j’ai fais naufrage en Guinée et en Australie ; j’me suis fait attaquer trois fois par les pirates de Somalie ; et une fois, j’ me suis retrouvé prisonnier des glaces sur un trois mâts pendant 30 jours, à péter du glaçon toutes les cinq heures pour éviter de finir broyé.
Là franchement, on s’amuse, les z’enfants… »

22:04 : Le capitaine a fabriqué une sorte de phare avec une bouteille d’eau minérale. Il a lesté la bouteille d’écrous et y a introduit une lampe à Led. Pendante à un mât, la bouteille tournoie, ses stries produisant les reflets.

– C’est pour le cas où des gros croiseraient dans ce virage pendant la nuit, dit le capitaine. Ici, le trafic nocturne reprend.

Jour 25

10:00 : Nous attendons l’arrivée de « Bobo & Tarzan », qui « n’habitent pas loin et devraient venir nous dépanner ».

12:26 : Aux dernières nouvelles, « Bobo & Tarzan se sont perdus dans un bar ».

13:11 : Le bar devait être bien grand.

16:54 : Bruits de moteurs. Un zodiac. A la barre, Bobo, 59 ans, ancien capitaine de commerce, moustaches tombantes au menton, biceps couverts d’ancres et santiags aux pieds ; aux amarres, Tarzan, 61 ans, ex second de Bobo, barbe de ZZ Top et des bras comme des cuisses.

16:59 : Bobo et Tarzan ont les sourires à l’envers mais les cœurs sur les pognes. Ils viennent pour nous aider et… pour l’apéro.

19:00 : La marine marchande, elle a bon dos. Pitaine, Bobo et Tarzan… l’histoire de ces trois-là ne se raconte pas comme ça.

22:43 : Le « pitaine » vient d’ordonner la descente en soute pour tenter de changer la cosse, réparer le court-circuit et colmater la fuite de la pompe à vidange. Tout le monde est ivre, à bord.

01:02 : Cosse remplacée par aluminium compressé ; court-circuit réparé ; fuite colmatée.

01:03 : Apéro.

Jour 26

07:22 : Le capitaine est sans pitié. J’ai la tête en feu. On largue les amarres.

19:02 : Journée sans problèmes : il en faut bien. Sommes amarrés dans une ancienne écluse, sur la Saône. Des bancs de brumes se lèvent, c’est magnifique.

Jour 27

07:00 : Alarme dans la brume : on n’y voit plus à dix mètres. A un bout du bateau, on ne voit pas l’autre extrémité.

07:04 : Le « pitaine » tourne comme un lion en cage.

07:15 : Amarres levées. Le capitaine veut rentrer. Visibilité : nulle.

07:35 : Un bateau à passager s’est ramassé dans la vase et les arbres, apprend-t-on par VHF, entre quelques grésillements – la brume brouille les ondes. On continue.

08:42 : Visibilité : 3 mètres.

08:45 : Amarrage d’urgence à une balise.

08:53 : Apéro.

09:04 : Le « pitaine » s’emmerde. On est repartis… dans la brume.

09:17 : Le « pitaine » avait probablement raison. On semble en sortir.

09:29 : Brume derrière nous. VHF Ok. Le bateau envasé fait 2 500 tonnes ; il est allé briser ses vitres contre les arbres de la berge. Les touristes ont dû apprécier.

19:00 : Le capitaine ne veut pas s’arrêter ; il dit qu’on peut arriver à bon port demain. Cela fait 28 jours que nous sommes à bord. Je réalise que la fin du voyage m’attriste. On est heureux, sur un bord.

Jour 29

08:00 : En route depuis une demi-heure. Le chantier naval n’est plus qu’à 45 kilomètres. Pour un convoyage qui devait durer 12 jours, il nous en aura fallut 29.

12:20 : Nous voici au chantier naval. Amarrés au fond d’un couloir d’anneaux, cernés par des bateaux. Les voisins, pénichiers pour la plupart, nous observent avec un mélange de curiosité et d’étonnement ; nos barbes d’un mois, nos looks dégueulasses et l’odeur, peut-être ?

12:32 : L’Alarme est amarrée. La capitainerie nous envoie une voiture.

12:44 : Le chantier est immense. L’adjointe qui nous ramène à la capitainerie passe par une départementale. Elle n’est qu’à 70km/h ; ressenti : 130.

12:55 : Les gars de la capitainerie, anciens copains du capitaine, nous attendaient avec des bouteilles de rouge. Apparemment, ils avaient suivi notre périple par l’intermédiaire du propriétaire de l’Alarme (c’est lui qui a commandé ce convoyage pour retaper son bateau avant de le vendre), demeurant attentifs à la météo.

Les compliments pleuvent. Il va falloir boire.

13:39 : Attablés dans un bar, je roule comme un tonneau de rhum. Je rêve d’une côte de bœuf pour quatre. L’alcool continue d’affluer. Autour de nous, une énergie, un brouhaha, bref, un de ces bordels après 29 jours de silence.

15:48 : Même à pied, ce taux d’alcoolémie doit être interdit. Retour au navire en titubant. Les gars du port nous ont préparé une petite surprise, avec la complicité du « pitaine ». Ils appellent cela « la manœuvre d’adoubement ». On va déplacer le bateau dans le chantier ; le capitaine à sa barre, Sax et moi aux amarres, tous ivres morts.

16:15 : Alarme ré-amarrée. Pas de bobo ni de chute à l’eau. On est « adoubés » bosco par des gars qui ne nous ont jamais vu naviguer. Tu parles d’une connerie. On est heureux tout de même.

16:30 : Apéro.

21:19 : Panne de gaz à bord. Nous sommes hilares.

21:35 : Panne de gaz réparée. Non mais !

Jour 30

08:07 : Journée ménage ; rangement du bateau. Il faut qu’on trouve une douche.

09:31 : Le taxi sera là dans une minute. Le retour à la civilisation sera rude.

Fin du journal de bord du convoyage de l’Alarme.