Par une merveilleuse journée ensoleillée, nous (re)traversons la France en diagonale, vers le Tarn. Douze heures de routes en comptant les stops improvisés et les arrêts planifiés dans des lieux qui font rêver. Quand la nuit tombe, l’objectif de bivouac est encore à cinquante kilomètres. On s’en fiche ; nous avons trop bien repéré l’endroit, y passant (en coup de vent) il y a trois mois. Imaginez le tableau : une sorte de grande piscine naturelle parsemée de rochers, où se jette une grande cascade. Et autour, une forêt qui n’attend que nos hamacs… Nous roulons jusqu’au village. Vingt-deux heures passées ; il n’y a plus âme qui vive. Sax et moi sommes impatients de nous allonger dans nos toiles pour entamer la terrine de campagne. On sort du hameau, s’enfonçant dans l’obscurité du bois. Nous roulons vingt minutes, fenêtres ouvertes, guettant le bruissement d’un ruisseau. Nous n’entendons rien mais on se rapproche. Nous reconnaissons le dernier virage et Sax ralentit. A mesure que nous approchons, de petits éclats de lumière surgissent de la forêt, sans que nous ne comprenions. A mi-chemin, un bruit tonitruant éclate soudain entre les arbres : de la techno !

Alors… Que dire ?

Ça n’est pas notre première rave party surprise en pleine forêt
mais c’est la première où les teuffeurs ne sont… que deux !

On descend de voiture, ahuris. Les clignotements viennent de stroboscopes fixés dans les arbres et autour d’une grande table en pierre, où se trouvent l’ordi et les enceintes. Une silhouette maigrichonne alimente un barbecue tandis qu’une autre, plus petite, mixe sur le laptop. En nous voyant, ce dernier se précipite à notre rencontre, grand sourire et main tendue :

– Salut, lance-t-il avec emphase. J’ m’appelle Halliday : j’ai seize ans !
– Et tu passes en seconde ? moque Sax du tac au tac.

L’ado se marre. Nous, nous ne comprenons rien :

– C’est quoi ce cirque ? lui demandons-nous. Vous faites des « rave », ici ?

Comprenant que nous ne sommes pas du coin, le jeune homme s’emballe :

– Ah ouais, on fait des « teufs » de « oufs » ! s’exclame-t-il. T’façon ici, c’est un village qui bouge, hein. Y’a peut-être mille deux cents habitants. Et il y a une autre petite « rave party » à un ou deux kilomètres…

A côté, son ami boucanier (préposé au barbecue) semble plus mesuré. Peut-être aussi plus sobre : ils ne sont tout de même que deux, là tout de suite.

– Et vous attendez du monde ? demande Sax un peu inquiet.
– Ah mais du lourd gars, s’enflamme « Halliday-seize-ans » ! On a deux fois mille de son !
– Un peu, corrige son camarade. Quinze à vingt personnes. Mais bienvenue les mecs : on a de la bière, de la bouffe et tout, hein…

 

1/ On n’embête pas des types qui vous invitent, la main sur le cœur.

2/ On ne s’oppose pas à [tooltip title= »oui, la chienne compte pour 0,5″]2,5[/tooltip] contre 20 + 2 x 1000W de son qui saturent.

3/ Nous n’avions pas encore précisé que nous cherchons un endroit où dormir… au calme si possible. Chose faite, les deux tirent une tête pas possible, navrés pour nous.

 

– Non mais restez un peu, les mecs, tente « Halliday-1000-de-son » avec sa voix qui mue. On a « teuffé » toute la semaine ; on est cassés ; on va finir avant 4 heures !

On leur fait un grand sourire et on danse un peu pour se faire plaisir. Une rave party pour nous tous seuls palsambleu :

« Allez, monte le son, Halliday… monte le son ! »

Nous jetons un œil à la petite chapelle qui précède la cascade, toujours aussi belle, puis leur redemandons s’ils ne connaitraient pas un autre endroit où dormir. Le « boucanier » se propose de nous guider jusqu’aux « piscines », de l’autre côté du village, si nous le ramenons ensuite. Renseignements pris, nous remercions et saluons chaleureusement nos deux forbans adolescents et filons dans la nuit, toujours aussi surpris par les gentils délires de nos congénères.

Huit minutes plus tard, voici qu’on longe « l’ancien camping qui a fermé » également conseillé par nos nouveaux amis teuffeurs. L’info était toute relative : c’est Versailles à l’intérieur. Nous poursuivons vers les piscines artificielles dont le boucanier parlait : un champ de tir aux mortiers où l’occupant nazi s’entraînait. Sur la route, une bagnole surgit à toute berzingue derrière nous, techno à fond les ballons et fenêtres ouvertes. Décidément… Le type semble un peu pressé donc on se range pour le laisser doubler. Il bombarde et entre dans une forêt. Les arbres laissent passer des éclats de phares lorsque nous perdons de vue ses feux stops. Le manège dure moins d’une minute quand survient l’infamie : le technophile s’engage sur un petit chemin de terre à l’entrée duquel penche un panneau : « piscines ».

On suit quand même. Les grands bassins nous rappellent Verdun sauf qu’ils sont tous concentrés sur deux zones, creusées aux obus et aujourd’hui remplies d’eau. Ça doit grouiller de moustiques. Devant la première cuve, quatre voitures arrêtées – dont notre Fangio – avec coffres ouverts et enceintes à l’intérieur. Pour l’instant, pas un bruit et dix adolescents autour d’une table de pique-nique, qui fument et qui picolent, prenant peur en nous voyant débouler avec nos lampes et la chienne. On se sent obligés de lever les mains pour rassurer : « Non, ça n’est pas la police ! »…

Alors tout le monde se marre et dans une ambiance des plus amicale, on nous propose quelques bières. Comme le problème est le même, on s’empresse d’expliquer notre quête. Surprise : tous les jeunes gens du Tarn sont-ils aussi aimables que serviables !? La petite bande se marre, comprend le problème et même si certains sont plus excités par l’idée d’« aller foutre le souk chez Halliday », tous se creusent la cervelle.

Extraits d’un brainstorming altruiste improvisé en pleine nuit :

« Y’a ma cabane ? lance l’un d’eux.
Celle de mon grand-père.
Mais j’ai pas la clef, là ! »

« Pourquoi tu parles alors ?
Tu crois qu’ils vont dormir devant ?
Damien, y’a ton canoë ? »

« La coque ? Elle a coulé ! »

« Non mais j’peux aller chercher la clef,
reprend le premier, un peu soumis. »

« On t’a dit de la fermer, Jo : c’est sérieux là ! »

[Apparté : A cet instant, aucun ne remarque notre étonnement – c’est la première fois qu’on se met autant en quatre pour nous. Mais comme ils ont l’air bien concentrés, on ne leur dira rien.]

« Y’a le tipi, sinon ? »

[Apparté : Clameur générale, grosse excitation collective.]

« Ah ouais, s’il a pas été détruit, souffle un dernier… »

 

 

 

Certains commencent à proposer de nous abandonner les piscines pour aller « foutre le souk » ailleurs, l’intention est adorable mais inutile – surtout s’ils ont donné rendez-vous à tout le bahut pour « mettre du son dans les piscines »… Nous prenons les renseignements pour trouver le fameux tipi trois places, auquel ne manquerait qu’une bâche (nous en avons trois). On remercie ces jeunes camarades, ravis. Et nous voici repartis. C’est pas qu’on s’ennuie mais il est bientôt minuit. On repart dans la nuit, gravissant la montagne à la recherche d’une carrière d’ardoises servant de repère. La route devient chemin, puis sentier en lacets. Entre les arbres apparaissent les premières petites tuiles de schistes. Des milliards d’ardoises écroulées sur les collines. Attention : risques d’éboulements. Sans blague. La route continue de monter et d’un étroit passage surgit dans l’obscurité une énorme tête grise, qui m’évoque les Moais de l’île de Pâques… Sortie de nulle part, elle repose au bord du chemin d’ardoises, comme elle. Ses deux yeux creux observant le passant. On s’arrête, interpellés. Je sors même vérifier si elle est creuse, tant le regard est saisissant. La sculpture, splendide, est tout à fait pleine. On repart, perdus sur les hauteurs, dans une nuit de plus en plus surréaliste. Le sentier n’en finit jamais de grimper, sans une seule bifurcation. L’obscurité complète de la forêt alterne avec des paysages plus dégagés dévoilant champs et prairies sous une lune pâle. Nous devinons les rares lumières des lointains villages écrasés par la vallée. Deux noctambules perdus au sommet d’une montagne, se fiant à de vagues indications, pour retrouver un tipi probablement disparu. Une inexplicable force nous guide pourtant, encore plus haut, sûrs d’y trouver le repos. Moins d’une heure après avoir quitté la fine équipe enfumée, nous rentrons dans un nouveau massif. La forêt, dense, recouvre tout et nous plonge dans le noir, éblouis par les phares. La route, faite de terre et de graviers, dérape. Il y a des nids de poules et de gros trous. On passe avec prudence, en vue d’un carrefour où nous avisons un chemin goudronné. Je n’ai d’yeux que pour cette route quand Sax s’arrête, au milieu du carrefour. Il regarde par-dessus mon épaule, sourire béat. A une cinquantaine de mètres derrière moi : une petite maison isolée dans les bois, porte entrouverte.

« Non mais c’est pas sérieux ? »

Nous nous y précipitons, lampes en mains et phares à l’appui. Il n’y a personne et nous sommes plus que bienvenus : c’est un refuge ! Hilares, on est ravis, et pressés d’installer nos hamacs. Ce soir, c’est festin de campagne. Nous nous couchons le ventre plein et des rires dans la tête. Bonny dort déjà dans sa couverture et nous pensons à Halliday, qui doit danser tout seul comme un sauvage devant ses enceintes poussées au maximum de ce que ne peut supporter son ordi. Les gens sont chouettes, par ici.

08:45 : Une voiture passe au loin. Ça m’ouvre un œil. Bonny grogne dans sa couette. Sax se balance dans son hamac, le sommeil lourd. J’émerge. Lui aussi. Nous nous sommes fait piéger par le confort du refuge alors qu’une journée chargée nous attend. En quelques instants, nous dé-bivouaquons, la tête un peu en vrac.

09:17 : On n’imaginait pas la route de gravillons aussi longue, avant de trouver un café.

09:48 : Tant pis pour le café, on a les croissants : tous les croissants !

09:54 : « EST-CE QUE TU MONTES LE SON, HALLIDAY ? »

Réveiller des teuffeurs à 10h, avec ou sans croissants, c’est un peu salaud – on sait. Mais à notre grande surprise, il n’y a plus personne à lever lorsque nous arrivons. Dans l’axe de la chapelle, Halliday vient vers nous, bras en croix, un grand sourire d’ivresse aux lèvres. Le jeune homme est heureux, il a dansé dans la forêt jusqu’à pas d’heures et doit maintenant rentrer rapidement chez ses parents, qui le croient en pyjama party. L’un de ses collègues, un noctambule au physique de Kool Shenn, s’approche pour nous serrer la pince. Le boucanier d’hier soir est là aussi. Et les trois, qui prétendent avoir attiré trente personnes au plus fort de la nuit, cherchent un briquet perdu…

A l’origine, nous étions venus étudier une cascade – et ses alentours – comme potentielle cache au trésor. Sax s’attarde sur les motifs et inscriptions du petit prieuré tandis que Bonny et moi sautons d’un rocher à l’autre pour enjamber le cours d’eau.

« Un filet d’eau, précise le boucanier. D’habitude, il y en a beaucoup plus ! »

Ça tombe plutôt bien : pelle en main, il vaut toujours mieux travailler avec le moins d’eau possible. Sax me retrouve, prêt à filmer la zone. J’enfonce mes mollets dans l’eau glacée, avançant jusque devant la cascade. Les rochers ; les arbres ; la terre ; nous étudions tout, photographions et filmons tout. Je repère une cache potentielle, que nous analysons une bonne heure avant de faire demi-tour vers le terre-plein, abandonné par les fêtards, partis sans dire au revoir. On s’assoit un moment, encore étourdis par les paradoxes de la nuit.

– C’est beau, dit l’un.
– Magnifique, répond l’autre.
– Mais c’est pas des plus calmes.
– C’est festif…

La chienne s’en moque complètement, comme si elle se demandait pourquoi nous avons sacrifié notre religieuse coutume du café matinal dans bar pour revenir ici. On lui donne raison, levant le camp pour un rade où méditer cette position. Nous n’y resterons pas longtemps, pressé par la centaine de kilomètres qui nous attend. Le reste de la journée fait l’objet d’une autre histoire, mais nous sommes revenus dans ce même village le soir. Pas tant pour la cascade qu’à cause du refuge perché en altitude, que nous rêvions de retrouver. A la tombée de la nuit, on s’arrête pour faire le plein dans la station-service d’un village voisin – et désert. Et au moment de repartir, devinez sur qui on tombe, une baguette de pain à la main ?

– Qu’est-ce que tu fous-là, Halliday ?
– Oh les copains ! Eh, le Tarn, ça déboite ou pas alors ?

 

Bonne chasse, camarades.