Vendredi 20 mars 2015, 05h00 : Réveil en forêt avec Requiem mass en D mineur (Mozart). Parce que quitte à mettre une alarme en forêt…

05h17 du matin. Rallumage du feu. Dernier café, départ pour un détour climatique. Rêveries d’éternels enfants, la tête dans les étoiles pour un chassé-croisé entre deux astres. La clio avale l’asphalte, sur fond de classique, sans l’excitation de Bonny sur la banquette arrière. Récemment, l’une des membres d’équipage de Levasseur nous demandait si la chienne pouvait accéder à tous les trésors. Nous ménagions la réponse pour aujourd’hui : « Presque » !

Peu avant 8h, nous faisons un énième point météo : négatif, évidemment. Enrageant. Désespoir dans un jour pâle, nous nous enfonçons une heure encore dans un paysage, de plus en plus laiteux. A notre arrêt, [tooltip title= »(09:09) »]l’éclipse a commencé[/tooltip]. La tournée des champs du Calvados est toujours sympathique, malgré cette nappe qui nous recouvre peu à peu. Tout s’assombrit, sous un ciel de coton opaque. Désarroi. Sans la technologie, pas d’éclipse : la GoPro saisit l’obscurcissement du paysage ; l’appli BFM nous révèle le (vrai) spectacle…

09:45:39 : maximum de l’éclipse !

La magie céleste s’évapore avec les volutes de nos cigarettes, le long d’un champ normand. Nous levons les voiles, sous le regard circonspect d’un agriculteur qui passe et repasse, sur un tracteur défoncé, dont les roues voilées évoquent un strabisme convergeant. On ne va pas se mentir, à cet instant, la première partie du voyage n’est pas une franche réussite. Heureusement, il y a une ville dont le simple nom suffit à regonfler le moral de tout marin, de tout aventurier, de tout voyageur, de tout rêveur :

Saint-Malo.

Arrivés en début d’après-midi. La vielle ville, calme, se prépare aux grandes marées, marées du siècle (et tous les autres superlatifs à la con). Elles auront lieu le lendemain. Coéf : 119. Le phénomène, évidemment lié à l’alignement des astres de la matinée, attirera les curieux comme nous. Pour l’heure, avec un faible vent de Nord-Est, tout est tranquille…

« Le coéf, nous précise un malouin, ça joue. Mais le vent fait tout ! Certaines années, tempêtes et marées envoient les vagues par dessus les immeubles de la jetée. Le resto, à côté du casino, il a r’fait ses vitres y a quelques mois… Aujourd’hui, c’est mignon à côté. »

Le local est vantard – il a de quoi. Le souffle est léger, doux, mais continue. Pas de quoi affoler un terrien mais de quoi inquiéter une armée de marins hollandais, il y a des siècles, sur toutes les mers du monde : ce lancinant sifflement dans le calme avant l’effroi ; ce kraken ! La brise, toujours plus insistante, devient piquante.

– C’est moi ou ça souffle ?

La marée remonte. Et ça souffle fort. Un petit groupe de curieux s’agglutine auprès des remparts. Les vagues fracassent les brisants, percutent la muraille, lèchent violemment le ciment, frôlent le parapet puis s’effondrent, avant de se retirer un ou deux mètres plus loin. La foule est grossissante. Sax et moi nous regardons, surpris. On allume les GoPro. Initialement, la « grande marée du siècle / toute pourrie » était prévue pour demain. Nos formidables cuissardes Décathlon sont dans la voiture. Les vagues fracassent le mur avec de plus en plus de force, poussées par des vents devenus violents. Et aucun de nous ne veut perdre quinze minutes du spectacle pour une histoire de bottes.

On va s’ mouiller !

Et on s’est mouillé. Autour d’une foule croissante, on s’en prend plein la gueule, on s’en met plein les yeux : terribles délices au goût salé. Les vagues prennent par surprise, comme sur un bord, frappant le flanc de toute leur force. Elles s’élèvent sur deux, quatre et parfois huit mètres ; jaillissent jusqu’à la chaussée, trempant un couple d’amoureux qui se pensaient protégés. A présent, nous ne regrettons plus Bonny, qui déteste se mouiller – et vous engueule lorsqu’elle y est obligée.

Evitant les geysers, s’éclaboussant dans leurs retombées, on danse entre les lames, on jongle avec les vagues. Une pluie salée, qu’en communion avec un flot d’inconnus, nous célébrons. Ambiance électrique et bon enfant. Entre surprise et plaisirs, appréhensions et excitation, ce petit monde se presse autour d’un heureux hasard, qui fait rire et sourire, qui fait hurler. De vagues en vagues, les éléments nous épuisent jusqu’aux dernières lueurs, jusqu’aux dernières bourrasques ; derniers cris de la mer. Et puis le silence. Le silence et l’accalmie, à la tombée de la nuit ; celui de la marée qui va se retirer.

20h04 : bivouac. Trempés, on s’essore des chaussettes aux bonnets, heureux, un grand sourire aux lèvres :

– Va falloir un grand feu pour sécher tout ça !

 

Bonne chasse, camarades.